Ce texte de Brigitte Riéra a été publié par l’association « Pratiques sociales » en septembre 2020
Franz Kafka, Une petite femme, dans Récits, romans, journaux, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 2000, pp. 1471-1479.
Pascale Casanova, Kafka en colère, Fiction &Cie, Seuil, 2011.
https://www.pratiques-sociales.org/une-heureuse-surprise-de-lecture/
L’événement d’une nouvelle traduction des œuvres complètes de Kafka pour la Bibliothèque de la Pléiade, en 2018, aurait pu donner lieu à un article pour Le Pas de côté, mais la surprise est plutôt venue de ma relecture d’un des derniers textes de l’écrivain, Une petite femme, dont le sens caché s’éclaire à la lecture du livre de Pascale Casanova. Critique littéraire, chercheuse, décédée en 2018, à 59 ans, d’une maladie neurologique, celle-ci a été l’élève de Pierre Bourdieu et une lectrice intransigeante notamment de Beckett et Kafka ; elle a par ailleurs renouvelé l’approche des littératures dites mineures en mettant clairement en évidence les luttes de pouvoir dans les productions littéraires mondiales. Sa lecture de Kafka s’appuie sur une longue mise en perspective du contexte politico culturel de la fin du XIXème siècle et du début XXème à Prague. Disons d’emblée que cette étude séduit par son intelligence.
Que raconte Une petite femme ? L’antagonisme entre deux personnages : une petite femme « parfaitement normale », Berlinoise, et le narrateur. Celui-ci rapporte au style indirect libre, sans citer les paroles de la petite femme avec des guillemets, l’agacement qu’il provoque chez elle. Il se questionne sur les raisons de cet agacement ; elle en vient à se demander si elle doit rendre publique cet agacement ou le taire. Selon le narrateur, « il faudrait juste qu’elle se décide à [le] considérer comme un parfait étranger ». Cette femme est « vigoureuse et résistante » mais la souffrance de cet agacement engendre chez elle des signes extérieurs qui, sans parler, pourraient parler pour elle. Lui ne croit pas à ces symptômes car elle lui est étrangère et la relation qui existe entre eux est une pure création de sa part à elle. D’ailleurs, il pense qu’il n’est pas quelqu’un « d’aussi inutile qu’elle le croit ».
Il sait que l’opinion publique ne se substituera pas à elle, n’ayant pas une telle infinité de choses à lui reprocher. Lui admire simplement la petite femme pour « la force de son jugement et la logique inlassable de ses conclusions ». Il se sent châtié par ses qualités mêmes. Ils n’ont pas de relation amicale. Son innocence à lui la désespère. Elle est « dans l’ardeur du combat, lui dans le murmure de la sommation », si bien qu’ils ne peuvent pas s’entendre. Un vieil ami à qui il se confie lui conseille de faire un petit voyage. Mais lui se garde bien de partir, pour maintenir l’affaire dans ses limites actuelles, sans y inclure le monde extérieur. Si l’affaire subit des modifications, elles ne sont dues qu’à sa façon à lui de la considérer. Il en a de légères secousses nerveuses. Une « décision » concernant cette affaire n’est pas près d’arriver. Que s’est-il d’ailleurs produit depuis toutes ces années ? Des « incidents plus violents ou plus bénins », plus nombreux en tous cas. Ils attirent des gens qui se gardent d’intervenir, flairent quelque chose ; des gens qui ont toujours été là, à épier. La différence, avec le temps, est que lui 0000000. Si l’opinion publique se préoccupait de cette affaire, « il ne sortirait pas sans dommage de la procédure » mais obtiendrait quand même le diplôme par lequel l’opinion publique le reconnaitrait comme l’un de ses honorables membres. Il s’agit d’« une petite histoire purement personnelle » affirme le narrateur. S’il est inquiet, « c’est qu’il est simplement insupportable d’agacer quelqu’un en permanence, même si l’on est conscient que cet agacement n’est fondé sur rien ». Le narrateur finit en se disant persuadé que, « s’il maintient cachée cette petite affaire », il pourra poursuivre tranquillement sa vie, malgré la « frénésie » de cette femme.
Kafka a écrit ce court texte entre mi-octobre et mi-novembre 1923, quelques mois avant de mourir, alors qu’il venait de s’installer à Berlin avec Dora Diamant. Pour entendre de quoi il y est question, la lecture de P. Casanova est d’une aide précieuse. A partir de l’édition Fischer, maintenant adoptée dans les traductions en français, P. Casanova travaille à la reconstruction, non de l’individu écrivain, mais du collectif auquel Kafka appartenait. Dans l’espace de la production littéraire, Kafka a occupé une position de dominé, juif, tchèque, dans un autre espace littéraire, puissant, allemand, autrichien. L’arrière-fond commun et informulé de ces espaces implique des significations implicites qu’il est important de prendre en compte dans la lecture de l’écrivain. Si ses romans, nouvelles et fragments ont été des messages cryptés à l’intention de quelques-uns, ils ont été si bien cryptés qu’ils échappent à leurs destinataires initiaux et se perdent dans l’universalisation de l’œuvre avec sa renommée.
Kafka est ainsi un intellectuel autrichien et un Juif germanisé de Prague. L’absence d’éditeurs nationaux à Prague en faisait une ville dominée par Vienne, elle-même dominée par Berlin et Leipzig pour la même raison. La seconde moitié du XIXème siècle à Prague a été marquée par une suite d’incidents violents opposant les Tchèques majoritaires aux Allemands minoritaires et aux Juifs, eux-mêmes minoritaires dans cette minorité. Longtemps ville allemande, Prague devient tchèque, même si les Tchèques y occupent encore des postes subalternes, les Allemands des postes de direction d’entreprises, 5% d’entre eux possédant théâtres et universités de la ville. Dans ces rivalités, la revendication linguistique est prépondérante et, en 1900, l’allemand est la langue du pouvoir et du prestige à Prague. C’est ainsi que le père de Kafka, qui parlait le tchèque, choisit pour son fils le cursus noble de l’université du système allemand où le jeune Franz Kafka entre en 1901. Les Allemands y pratiquent l’hypercorrection de la langue pour lutter contre le purisme offensif des Tchèques ; les compromis, dialectes et accents sont rejetés. Dans le groupe social des Juifs de Prague, qui pratiquent un judaïsme formel, nombreux sont ceux qui s’assimilent à la majorité tchèque. Enfant et adolescent, Kafka a connu une vague d’antisémitisme très forte, jusqu’en 1916. Avec Théodor Herzl et le mouvement sioniste en 1897, les Juifs ne sont plus contraints à l’assimilation, ils peuvent choisir la séparation ; « ils avaient la possibilité de dissimiler », écrit joliment P. Casanova (p.63). Pour comprendre la colère des jeunes gens de l’âge de Kafka, il faut également prendre en compte la figure de Gershom Scholem auprès des Juifs germanophones dont l’assimilation était presque totale au début du XXème siècle.
L’assimilation était conçue comme une dissolution de l’identité juive dans la nation allemande, comme la trahison d’une appartenance, la soumission à l’ordre germanique dominant ; au demeurant, un processus voué à l’échec du fait de l’antisémitisme. G. Scholem nomme le fait de s’assimiler par le verbe allemand verschwinden, « disparaître » à l’intérieur du peuple allemand. La révolte contre les pères, accusés d’avoir renié leurs origines et leurs coutumes juives, a creusé un fossé avec la génération des fils, de 1900 à 1910, puis la révolte des fils a marqué la décennie suivante. Certains, dont Max Brod, ami de Kafka, voient dans le sionisme la renaissance d’un judaïsme moderne, qui encourage notamment la recherche des sources orientales d’un capital littéraire populaire. Martin Buber crée la revue Der Jude (1916-1928) dans laquelle Brod, Kafka, Scholem et Bergmann publient. Ils montrent qu’existaient, chez les Juifs d’Europe de l’Est, des formes de piété populaire (le shtetl) non réductible à la religiosité. Du coup, les Juifs sionistes peuvent se proclamer un peuple « comme les autres ». Les sionistes culturels ont permis aux Juifs d’entrer dans la grande compétition littéraire internationale.
Vers 1900, l’Empire russe contrôle et asservit la moitié de la population juive mondiale (5 millions de personnes) dans une « zone de résidence » recouvrant la Lituanie, la Biélorussie, la Pologne, L’Ukraine et la Bessarabie. Parmi eux, les hommes, errants et misérables, sont qualifiés d’« hommes de l’air », Luftmenschen. Les groupes des Juifs de l’Est et de l’Ouest s’ignorent les uns les autres. L’Oriental passe pour sale, peureux, immoral, en retard culturellement, selon les occidentaux. La vue de ces Juifs portant le caftan était considérée comme un sujet de honte. En 1914-1915, il y eut des vagues d’expulsion de 30 000 Juifs par les Russes, vers la Galicie d’où ils venaient ou, pour 5000 d’entre eux, vers Prague. Brod et Kafka participèrent à leur secours. Dans les débats intellectuels auxquels ils se mêlaient, il y avait une dépendance nécessaire entre la nation et l’ensemble des gens (« le peuple ») qui parlaient la même langue, une autre dépendance entre les écrivains et le peuple (Volk). L’écrivain n’existait pas de façon autonome mais en tant qu’émanation d’un peuple. La littérature n’avait d’intérêt qu’écrite par et pour le peuple, dans la conception folkiste. Une noblesse a été donnée aux formes dites populaires (contes, folklore, légendes, proverbes, chansons). Mais les nuances qu’autorisaient ces formes sont importantes pour ne pas confondre l’idéologie völkisch la plus radicale, raciale et raciste des Allemands nationalistes, et les convictions des nationalistes tchèques partisans d’une poésie qui incarne la vie et l’existence d’un peuple.
Les récits de Kafka ne peuvent être compris sans ce retour aux conceptions oubliées de l’époque. La coupure revendiquée par les sionistes entre l’espace allemand et l’espace juif rendit nécessaire de différencier les deux productions littéraires. A l’Est, la bataille fit rage entre les tenants du yiddish et ceux de l’hébreu. Mais à l’Ouest, l’enjeu était de légitimer l’usage de la langue allemande, langue maternelle des écrivains juifs germanisés, qui appartenaient donc à deux espaces partiellement opposés, l’allemand esthète et le juif politisé. Elevés dans le culte du « génie allemand », ils ont dû rompre avec ses grandeurs, ce que Brod vécut avec un sentiment intime d’arrachement, qui l’amena à camper sur une position médiane inconfortable appelée dans ses écrits « amour distant » (Distanzliebe). Kafka était lui aussi au cœur des débats qui ciblaient la centralité de l’interrogation sur l’identité juive, la nécessité de créer un nationalisme spécifique, le rejet de l’assimilationnisme et du germanisme, la conviction que le rôle de l’écrivain est « national » ou « populaire », le rejet de la langue allemande comme langue « étrangère » ; même si sa position restait marginale dans ses convictions, divergente, très solitaire et difficile à décrypter.
Sa famille était d’assimilation relativement récente, son père Hermann (1852-1931) venait d’un petit village de Bohême où il était simple colporteur. Il s’enrichit dans le commerce de gros et de détail. Franz Kafka, intellectuel de première génération donc, est passé par le système scolaire autrichien dont il avait intériorisé les catégories de pensée en étant parfaitement assimilé à la société allemande. Kafka admirait Goethe et, parmi les Autrichiens, Hofmannsthal. Sa révolte fut durable et profonde comme en témoigne la Lettre au père par sa violence. L’insoumission devant un pouvoir absolu et arbitraire a pris la forme d’une structure durable de sa personnalité ; elle a également été le point de départ d’une réflexion qui s’attachera à la décrypter en tant que signe d’un fonctionnement social plus large, signal d’une configuration collective et politique. Kafka entra à l’Office d’assurances contre les accidents de travail pour le royaume de Bohême, où il grimpa rapidement les échelons hiérarchiques de 1908 à 1922. Son travail consistait à classer les entreprises dans différentes « catégories à risques », à rédiger des recours, des rapports annuels. Il connaissait de près les fraudes d’entreprises et la situation d’ouvriers dans différentes branches d’activités. Il chercha à étendre le droit à l’assurance à tous les ouvriers liés, de près ou de loin, au travail de construction. Son travail, loin d’être celui d’un bureaucrate gris décrit par Max Brod, était une façon d’alimenter sa colère et ses convictions politiques. Il n’adhéra pas au sionisme dont il réprouvait le dogmatisme. « Je n’ai rien à voir avec cela », écrit-il le 17 décembre 1913 dans son journal.
Sa pulsion combative fissure l’image figée d’un Kafka enfermé dans sa forteresse psychologique, comme l’ont montré les travaux américains de recherche historique. La thèse de l’indifférence politique est la plus diffusée en France. « Un écrivain n’est supposé grand qu’à condition d’avoir rompu avec toute forme de croyance politique », écrit P. Casanova (p.135). Or, en 1911-1912, l’éventail des options politiques qui s’offraient à un jeune Juif occidental était plus large et plus diversifié que celui qu’a dépeint la critique kafkaïenne depuis les années 1950. Kafka s’affirmait « contre » lorsqu’il découvrit, en 1911, le répertoire du théâtre yiddish, avec le comédien Yitzhak Löwy, qui allait ouvrir une gamme gigantesque de nouvelles possibilités sur les plans politique, littéraire et esthétique. Il découvrit alors l’univers de l’Orient juif, espace de lutte aux enjeux complexes, art authentiquement populaire et national, qui se révéla pour Kafka un art spécifiquement juif, une nouvelle littérature nationale qui l’enflamma. Le yiddish était une langue juive ; la logique sioniste a voulu que l’hébreu soit privilégié aux dépens du yiddish. Kafka adopte le caractère collectif de la langue, tel qu’il l’a vu s’exprimer au théâtre, et va extraire de ses faiblesses mêmes, la matière de sa propre création. Il conserva l’austérité de la langue de ses maîtres (Kraus), un style anti-ornemental et aphoristique.
Mais comment écrire en allemand sans écrire en allemand ? En écrivant une littérature sans nom, sans identité, sans patrie. Une langue d’une extrême rigueur. Son allemand sera impersonnel, exempt de toute trace de singularité, de toute originalité. D’où les récits à double entente, par des « narrateurs-menteurs », où le style indirect libre offre une grande souplesse pour faire parler un personnage par la bouche d’un autre, pour faire parler des animaux ou pour incarner un groupe d’immigrants. Nombre de ses récits écrivent la « fable critique de l’assimilation » (p.335), équivalent strict de « disparition ». Le regard ethnologique donnait à Kafka une sorte d’objectivité sur la situation des Juifs occidentaux pour analyser, interpréter et dénoncer leur situation par des voies détournées.
On pourrait qualifier Une petite femme d’« autobiographie collective » ayant pour thème l’assimilation. La particularité de sa pensée est de présenter toujours les deux faces d’un même problème : l’horreur de l’antisémitisme des Allemands et le leurre de l’assimilation des Juifs germanisés. L’usage de l’allégorie offre un grand recours en tant que discours à double sens où les mots ont un sens littéral et un sens figuré, ce second sens pouvant n’être ni perçu, ni compris ; ce en quoi l’allégorie se distingue du symbole et de la métaphore. Le sens second, non explicité, peut donc rester virtuel et l’allégorie devenir énigme. Chacun peut en faire l’expérience en lisant le texte une première fois au premier degré et une seconde fois à la lumière du contexte social. Les textes de Kafka peuvent souvent être considérés comme des allégories.
Dans Une petite femme, la personnification de la société allemande est privilégiée, dans Le Procès, l’allégorie est généralisée. Une petite femme ne désigne personne et tout le monde. Le récit pointe la réalité d’un rapport social fait de haine, de rejet, de dégoût et de méconnaissance. L’intériorisation de l’agacement qu’il suscite provoque une violence permanente chez le narrateur qui pointe avec justesse que les deux protagonistes de l’histoire sont à la fois étrangers l’un à l’autre et liés par cet agacement. Kafka reproduit la situation du Procès, en la réduisant à la confrontation de deux personnes. L’antisémitisme s’oppose aux Juifs libéraux qui acceptent et intériorisent l’injustice et la violence. Comment ne pas percevoir, dans la tension qui monte à la fin du récit, la situation politique et sociale du Berlin de 1923, dix ans avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir ? La « décision » dont il est question dans l’affaire décrite serait-elle l’explosion de haine à l’égard des Juifs et l’éviction pure et simple du narrateur ? Il dit bien que si l’opinion publique s’en mêlait, « il ne sortirait pas sans dommage de la procédure ». D’où qu’il soit lu, ce texte épouse les méandres de la violence latente que Kafka a vécue dans les sociétés pragoise et berlinoise. Il est le seul texte « prophétique » de l’écrivain en annonçant la montée de l’antisémitisme, de la haine comme discours public autorisé. Son impressionnante clairvoyance lui donne sa grande valeur, littéraire, sociale et politique.
Brigitte Riera – septembre 2020