L’ART CRU MUSEUM a été crée par Guy Lafargue en 1984.
Il regroupe plus d’un millier d’œuvres d’urgence d’un expressionnisme corrosif, conçues par des personnes qui ont découvert l’expérience créatrice au détour de crises existentielles. Créateurs autodidactes pour nombre d’entre eux, tous ont mis en scène avec une vigueur profondément émouvante, parfois terrifiante, les spectres de leur monde intérieur.
L’organisation de l’ensemble a été décidée selon une prise de position nette et peut-être risquée. Il ne s’agit pas d’une description neutre et consensuelle des œuvres du Musée de l’Art Cru, mais d’un objet à part entière, aux antipodes du reportage. Il n’y a pas eu une volonté d’habiller, de décorer ou d’accompagner le contexte des images. Bien au contraire, il s’est agi de confronter deux modalités de la jouissance scopique et auditive sans chercher à y pré-déterminer une majeure, une mineure ou une redondance. J’ai posé l’hypothèse, décidée avec mon ami et compositeur Nicolas Bonichot, que la musique et la poésie sont un agencement socialement et culturellement organisé. Ce point de départ n’est évidemment pas suffisant, car il se place du côté restrictif d’une certaine psychosociologie de la culture. Mais cette formule met en relief la question de l’agencement, terme que Deleuze accole à la question du désir : le désir comme un agencement avec ses voies de circulation de territorialisation en déterritorialisation. « Si la ritournelle c’est la voix qui chante déjà, la voix territorialisée, ne serait-ce que dans un trou noir, la musique, elle, commence avec la déterritorialisation de la voix. La voix est machinée. La notation musicale entre dans un agencement machinique, elle forme elle-même un agencement, tandis que dans la ritournelle, la voix est encore territorialisée parce qu’elle s’agence avec autre chose. Mais lorsque la voix à l’état pur est extraite et produit un agencement proprement vocal, elle surgit comme voix sonore déterritorialisée. » G. Deleuze, Anti Oedipe et Mille Plateaux 08 mars 1977, Sur la musique.
Au fond, la construction d’un agencement, d’un ensemble dans lequel il y a déterritorialisation, détournement, d’un matériel de son usage initial pour le rendre, potentiellement, libre d’une forme de contrainte (ici, vidéo et audio), serait une marque du désir. Le poème – Quel âge avez-vous ? – (Livre et CD, Partition V, éditions Le bleu du ciel) de Bernard Heidsieck a été réalisé à partir des réponses vocales à un questionnaire réalisé dans une grande entreprise. Ici, Le poème sonore (L’utilisation de sonore est ici un abus de langage, une facilité pour le distinguer du poème écrit) est à mon sens une déterritorialisation des réponses vocales à un questionnaire. G. Deleuze, lors d’une conférence à la FEMIS, le 17 mars 1987 , sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? » définit une idée cinématographique par la dissociation entre voir et parler. Il introduit la disjonction entre le visuel et le sonore avec cette idée que ce dont on parle est sous ce que l’on voit. La parole s’élèverait dans l’air, ce qui n’est pas si éloigné de la physique d’une onde sonore, en même temps que ce dont elle parle s’enfonce sous terre. Les éléments sont transformés et circulent. Il utilise, à cette occasion, la métaphore dans laquelle ce que l’on voit est une terre déserte « gondolée » par ce que dit la voix, qui est sous la terre. Nous sommes loin de la communication et très proche de l’art comme acte de résistance. Cette disjonction pourrait être une manière de nommer la coupure que j’ai introduite dans ce que j’intitule un disputatio vidéo-sonore. Cette confrontation vidéo-sonore est conçue comme le choc de deux territoires sur lesquels il n’est pas question de laisser aux sens, visuel et auditif, une quelconque primauté. C’est une discussion et l’un n’est pas la description de l’autre. Tout y est important, y compris le silence. Je me suis demandé quel effet cette vidéo aurait sur la perception du temps, étant donnée l’incidence de la scansion sonore en contrepoint du rythme régulier du défilement des images. Certaines œuvres sonores Quel âge avez-vous? de Bernard Heidsieck, Passionnément de Lucas Ghérasim et celle de Vivaldi, concerto pour violon op. 8 n°2, III presto, sont placées aux sections d’or (nombre d’or = 0,618) de segments temporels définis par le défilement des images. Elles font coupure ou disjonction, entre son et image et dans le temps, ce qui se formalise par l’entracte, avec vivaldi, placée à la section d’or de l’ensemble, sur l’échelle du temps. Vient ensuite Luca Ghérasim à la section d’or du premier segment, défini par la durée [t0 à Vivaldi]. Enfin, « Quel âge avez-vous ? » a trouvé sa place à la section d’or du segment défini par la durée [t0 à « Passionnément »]. Cette organisation, selon la contrainte de la section d’or, telle qu’elle a été définie précédemment, n’induit pas pour autant l’abandon de l’ensemble aux effets, peut-être magiques, du nombre d’or. D’autres choix, plus intimes, intuitifs et contextuels ont déterminé l’ensemble. Générique : Suite « Alster », » Der jauchzende Pan » par Akademie für Alte Musik Berlin