A vue de nez
Jean Suquet, 1992
Chaque fois que l’homme ouvre les yeux, quel que soit le spectacle qui s’offre à ses regards, ce qu’il voit d’abord c’est le bout de son nez. L’œil droit perçoit le flanc de la narine droite, le gauche de la gauche, deux nez en un seul flou inaugurent la vision. Opticiens et neurologues ont depuis longtemps montré comment la présence devenue inconsciente de cette double équerre de chair devant le visage intervient dans l’évaluation des distances et sert de point de mire à une première orientation. Au siècle dernier ceux qui jouaient avec les illusions d’optique – hommage leur soit fait du nom d’imagiciens ; n’ont-ils pas inventé le cinéma ? – eurent l’idée de prolonger cette séparation par une lame de bois, puis de cana- liser les regards par une enfilade de hublots et de lentilles, afin de partager le champs visuel en une vue de droite et une vue de gauche. C’est, ra- courci à la diable, le principe du stéréoscope, cet appareil célibataire aussi simple que merveilleux dont le premier usage, ô bonheur, fut la contem- plation de femmes nues photographiées sur de très fragiles plaques de verre aux griseries virées en sépia ton chair. Ils eurent cette idée, les ima- giciens, parce que c’est bien d’une idée et rien que d’une idée qu’il s’agit. Le relief n’est pas donné par la rétine qui perçoit le monde à plat, et à l’envers, la terre en haut, le ciel en bas. Au seul cerveau revient de redres- ser l’influx des nerfs optiques, d’en interpréter les données électro-chi- miques, pour que s’épanouissent en une pure image mentale les rondeurs généreuses des déesses fantômes. Revenons au nez de Cléopâtre. Dans tous les procédés décalqués sur la vision binoculaire les images sont pré- sentées perpendiculairement à l’axe du regard. Je ne sache pas – mais ma science est peut-être un peu courte – que personne avant Jean Sabrier ait déjà songé à utiliser les faces de la plaque séparatrice comme support des deux images que le cerveau doit conjuguer. (Il a conçu, me semble- t-il, une sorte de stéréoscope à plan bisecteur, tel celui de Pigeon, mais d’une élégance toute spirituelle puisqu’il n’a même plus besoin d’un mi- roir.) Sa réalisation exige une minutieuse exactitude. Agrémentée d’un plaisir d’un plaisir d’artisan. Les images doivent être étirées en deux
longues et fuyantes perpectives afin que la convergence de proche en proche des regards ramasse l’objet représenté en un seul volume dont le relief est si vif qu’il semble suffire de tendre la main pour s’en saisir. Pour mener ce travail à la perfection Jean Sabrier a pris conseil d’Euclide, de Vinci, de Berkeley. Et pour finir de Marcel Duchamp dont il a évidé dans une des largeurs de la plaque le profil grandeur nature. Comme une invite à ce que nous mettions notre nez dans le nez de celui qui n’eut pas de plus folle ambition que d’être un « respirateur ». Ensuite il a tracé de chaque côté de la plaque le dessin anamorphosé du moteur de la machine célibataire : la glissière en métal émancipé porteuse du moulin à eau. Mettons le nez à la fenêtre. Miracle ! Angles vifs, droite tenue, bien carrée dans ses trois dimensions, la mécanique saute aux yeux, le moulin fait le grand soleil, il éclabousse le regard, il va tourner, c’est sûr ! Jamais, même debout devant le Grand Verre, je n’ai vu les aubes rayonner avec une telle netteté. Jean Sabrier ne s’est pas tenu à cette matérialisation de quelques unes des idées que le créateur du Soigneur de Gravité avait derrière la tête. Je le revois arrivant chez moi en compagnie d’une télévision minia- ture qui tient sans peine dans le creux de la main. Sans plus de mot qu’il n’en faut mais avec un sourire entendu, il enclanche une cassette. Le fris- son électronique (fruit de combien d’heures de calculs à l’ordinateur) cli- gnote sur l’écran. Oui ! le moulin tourne ! la glissière va-et-vien ! les grands ciseaux caquettent leurs bégaiements pour rire !… Après le relief, le mouvement… Jean Sabrier a bien mérité que l’altière Mariée lui ac- corde de respirer ne serait-ce que l’ombre du parfum qu’elle laisse à sa traîne en fuyant…
Jean Suquet le 3 10 92
Post-Scriptum :
Un doute me vient, car je n’ai plus devant les yeux l’anamorphose (jaune cadmium ?) Bien qu’il soit inspiré de Marcel Duchamp déchiravit le profil découpé dans la plaque est peut-être celui de Jean Sabrier lui-même. Qu’importe, il suffit qu’il soit inspiré.