Propos recueillis par Jean-Marie Durand publié le 07 décembre 2022
Paul B. Preciado. © Pierre et Gilles via les Éditions Grasset
Le philosophe, à partir des pratiques écologistes, trans, féministes, anti-racistes, anti-capitalistes, entend révolutionner le monde. Son nouvel essai, Dysphoria mundi(Grasset), est le manifeste de ce projet pour « reconquérir notre fonction désirante ». Paul B. Preciado explique sa démarche.
Se définissant comme un « sujet mutant », désirant vivre en dehors des prescriptions binaires de la société, le philosophe trans Paul B. Preciado élargit dans son imposant essai, Dysphoria mundi, écrit durant le confinement, la notion de dysphorie de genre à l’ensemble des pratiques sociales dissidentes. Cartographiant les mouvements actuels d’émancipation – écologistes, féministes, trans, anticapitalistes, antiracistes… –, le philosophe défend l’idée que les états qualifiés de dysphoriques ne sont pas des pathologies psychiatriques mais des formes de vie préfigurant un nouveau régime de connaissance. L’auteur, très lu et écouté parmi les jeunes lecteurs dans le monde entier, propose un « cahier de philosophie documentaire », entre journal intime et réflexion politique, qui appelle à tout changer dans nos manières de vivre, de penser et d’aimer.
Vous utilisez le terme de « dysphorie », venu de la médecine et désignant un sentiment d’inconfort et de mécontentement, pour caractériser notre monde contemporain dans son ensemble. Pourquoi ?
Paul B. Preciado : Je travaille depuis longtemps sur la critique du discours médical. La question pharmacologique traverse ma vie et la vie de ceux qui m’entourent. J’ai été ainsi diagnostiqué dysphorique et autiste, même si je mets en cause ces deux diagnostics. Or ce lieu d’énonciation me semble très important. Ceux qui ont été considérés comme incapables de parler et de connaître doivent prendre la parole. Quelle est donc la parole produite par cet espace apparent de non-savoir, de non-rationalité ? Ce lieu m’intéresse, comme un lieu de pensée, comme un lieu philosophique. J’ai beaucoup discuté avec Judith Butler tout au long de la rédaction de ce texte. Comme elle, je ne voulais pas me placer du côté des politiques d’identité. Je ne voulais vraiment pas tenir un discours sur « nous, les trans », mais traverser un espace, politiquement essentiel, mais non cartographié. À l’image de l’hystérie au XIXe siècle ou de la schizophrénie dans les années 1950 analysée par Deleuze et Guattari. J’ai réalisé, au-delà de mon cas personnel, que tout était dysphorique aujourd’hui. Partout. La dysphorie sociale, la dysphorie alimentaire, la dysphorie de genre, la dysphorie sexuelle… Il existe une prolifération de cette notion qui se déverse. J’ai mesuré un moment de bascule épistémique. Et j’ai pensé, le plus humblement possible, que je pouvais comme Deleuze et Guattari l’ont fait avec la schizophrénie, travailler sur la dysphorie, ce trouble qui est partout. J’ai voulu me saisir de ce non-lieu, de cette non-parole, de ce non-savoir pour commencer à parler.
“Le pouvoir s’adresse à vos corps, après avoir menacé les nôtres” Paul B. Preciado
L’écriture de ce livre est née dans un contexte particulier. Vous pensez « avec le virus ». En quoi la crise du Covid annonce-t-elle, selon vous, le « début de la fin du réalisme capitaliste » ?
Je parle d’une « hypothèse révolution », c’est à dire d’une élaboration de conditions d’émergence d’une transformation collective. La crise du Covid et le confinement ont été majeurs dans ce processus révolutionnaire. Il faut saisir les conditions d’une transformation politique, même au pire moment. L’optimisme est la seule possibilité de vie. J’ai voulu m’obstiner à percevoir une architecture épistémique, prêter attention aux lieux dans lesquels la taxinomie de la modernité capitalo-patriarcale craque. Et enfoncer le clou là où ça craque. Aller encore plus loin là où ça craque. On était tous d’accord pour reconnaître, avec des philosophes comme feuBruno Latour, Judith Butler, Wendy Brown et d’autres, que ce qui se passait durant le confinement nous obligeait en tant que philosophes à penser une bascule. Notre responsabilité en tant que philosophes, c’était de reconnaître que l’architecture épistémique que l’on avait apprises toute notre vie s’écroulait là, sous nos yeux. Même si j’ai été très malade, j’ai eu une vraie euphorie d’écriture. C’est mon premier livre qui n’est pas écrit pour les minorités sexuelles et de genre, mais pour tout le monde. Les savoirs, les grammaires politiques inventées dans des espaces minoritaires, antiracistes, anticapitalistes, trans… semblaient concerner peu de gens jusqu’ici. Or ces savoirs sont au centre aujourd’hui.
Pourquoi le sont-ils ?
Le pouvoir s’adresse à vos corps, après avoir menacé les nôtres. Les bizarres, les racisés, les minoritaires, les trans, cela concerne désormais tout le monde. Parce que tout le monde est contrôlé. J’ai trouvé que durant le confinement, les diverses formes de contrôle politique, digital, médical, pharmacologique débordaient le cadre des minorités. Je me souviens que lorsque tous mes amis sont morts du sida, il y a une vingtaine d’années, nous étions tous ensemble ; il existait alors des rituels de deuil extraordinaires ; personne ne mourait seul. Les enterrements de mes amis restent très vifs dans ma mémoire. Par contraste, lorsque je me suis retrouvé à l’hôpital Tenon à cause du Covid, dans un lit à moitié à poil, à côté de personnes âgées en train d’étouffer, en train de crever seules, je me suis dit qu’on avait touché le fond. Dysphoria Mundi vient de là, de cette traversée de l’enfer. L’hôpital public, tel l’enfer de Dante, m’est apparu encore plus violent que ce que j’avais vu à l’époque du sida. J’ai vu les mêmes mécanismes de psychologisation, de culpabilisation des malades, cette logique de la dette : vous avez eu des relations sexuelles non protégées, vous êtes sorti dans la rue. Le sida a correspondu à une transition épistémique, une transformation d’un régime et d’une forme de production de la subjectivité. Aujourd’hui, tout corps vivant est d’emblée touché ; c’est sa fonction désirante qui est affectée.
“Face à la normalisation, à la capture, à la destruction, je ne vois pas comment on peut faire autrement que de reconquérir sa fonction désirante” Paul B. Preciado
Vous convoquez souvent Deleuze et Guattari dans votre livre. En reprenant leurs concepts, vous dites qu’il faut connaître et aimer différemment. Il faut même « changer les noms de toutes les choses », écrivez-vous. N’est-ce pas un peu vertigineux comme programme politique ?
C’est une phrase du poète latino-américain Nicanor Parra : la poésie, c’est le projet fou de changer le nom de toutes les choses. Je suis convaincu que c’est une tâche poétique, plus encore que politique, qui nous attend. C’est la fonction désirante qui doit transformer le nom de toutes les choses. Or, cela, je le vois arriver. Je suis en train de réaliser un film avec vingt-cinq personnes trans, de 8 à 75 ans. Nous sommes tous entrés en transition. Face à la normalisation, à la capture, à la destruction, je ne vois pas comment on peut faire autrement que de reconquérir sa fonction désirante. Je vois des gens en détresse ; des gens poussés durant le confinement à prendre des opiacés, des antidépresseurs… La destruction de tout lien collectif a été un anéantissement de la subjectivité, du lien social, de l’énergie désirante. La seule énergie désirante qui restait, c’était de travailler à la maison. Cette dévitalisation est la dernière capture de la fonction désirante. Ce sont les gens de 15 ans qui sont en train de changer le nom de toutes les choses. Les lieux de production des subjectivités, d’identification de la modernité ne sont plus pertinents pour permettre la survie de la fonction désirante.
“Cette obsession à tout réduire au consentement, au secours ! J’aimerais entendre parler du désir ; il est où le désir dissident ?” Paul B. Preciado
Vous dessinez une cartographie des pratiques de sécession et d’émancipation – Ni Una Menos, Metoo, Black Lives Matter, mouvement trans, écologique politique… Un nouvel agencement entre ces mouvements est-il possible ?
Je vois les lieux où cela se fait déjà. Mais il y a deux dangers. Le premier est la réabsorption des luttes dans des logiques d’identité. D’autre part, du côté des luttes écologiques, je me méfie du naturalisme et de la concentration sur la question locale, sur le localisme néonationaliste. De la même façon, la question des politiques d’identité sexuelle sature les débats, en se concentrant sur l’enjeu de la loi, mais pas du tout sur les questions du désir et de la liberté. Par exemple, cette obsession à tout réduire au consentement. Au secours. J’aimerais entendre parler du désir ; il est où le désir dissident ? Elle est où la puissance désirante des corps qui ont été objectivés et sexualisés pendant l’histoire ? Je n’entends que consentement ou pas. Le féminisme binaire et normatif est pour moi dans un moment de régression hyperbolique. Ce n’est plus un interlocuteur pour moi. Je ne comprends plus le féminisme naturaliste. Ma démarche trans est une démarche féministe révolutionnaire.
“Ce qu’il faut combattre, c’est le masculinisme, pas les hommes. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les politiques d’identité féministes, gay ou lesbienne. C’est le corps politique !” Paul B. Preciado
Comment se passe votre conversation avec les féministes aujourd’hui ?
C’est tendu. Les féministes binaires et normatives nous voient, en tant que trans, comme des emblèmes d’une sorte de masculinité. Si leur problème, ce sont les hommes, qu’elles le disent ! Pour moi, le problème, ce n’est pas les hommes ; je les vois d’ailleurs dans une dysphoria mundi particulière. Ce qu’il faut combattre, c’est le masculinisme, pas les hommes. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les politiques d’identité féministes, gay ou lesbienne. C’est le corps politique !
Nous ne sommes pas seulement entrés dans un nouveau régime climatique, comme l’affirmait Latour, mais dans un nouveau régime « somatopolitique », dites-vous…
J’appelle « somathèque » le corps non pas comme anatomie, comme un objet, comme de la chair pure, mais le corps comme une archive politique vivante et partagée, comme un lieu de capture du capitalisme « patriarco-colonial », mais aussi comme réservoir de puissance d’agir. Marquée par la pensée de Bruno Latour, deDonna Haraway et d’autres comme Philippe Descola, j’essaie de construire cette transversale révolutionnaire. La question climatique est centrale dans les débats mais elle bute sur la question des corps vivants qui font partie de ce système de destruction. Je vois aujourd’hui avec enthousiasme des lieux de vie, des corps vivants, au-delà de la taxinomie de la modernité. La notion animale ne fonctionne plus, la notion végétale non plus, l’humain, au centre de ces oppositions binaires, est obsolète. Comment parler de cela, de la résistance de la vie à un dispositif de capture planétaire ? La nouvelle condition somatopolitique, c’est cela ; ne pas faire la différence entre l’Amazonie et l’humain ; nous sommes aussi l’Amazonie.
“Aujourd’hui, nous sommes dans une transition vers un autre régime de savoir et de connaissance” Paul B. Preciado
Vous déconstruisez l’épistémologie binaire (homme-animal, âme-corps, présent-passé, culture-nature, organique-mécanique, sain-toxique…). Ce binarisme n’est-il pas déjà largement caduc dans le monde de la pensée ?
Je m’inscris dans une tradition philosophique ; je suis un élève de Jacques Derrida, qui était obsédé par la question du binarisme. Cette critique de l’épistémique binaire m’a marqué. C’est la fin de la métaphysique, pour le dire avec Derrida. Cette tâche, qui n’est pas facile, prend du temps. Aujourd’hui, nous sommes dans une transition vers un autre régime de savoir et de connaissance. J’en suis convaincu parce que je le vis. C’est une expérience de vie. Ce n’est pas seulement un souhait. Nous sommes nombreux à vivre d’une manière que les catégories classiques de la métaphysique ne peuvent plus décrire. La dysphorie, c’est aussi une douleur. La vraie question, c’est : “Qu’allons-nous faire des effets de la violence épistémique des cinq siècles passés ?” Toute vraie transition épistémique, comme ce fut le cas avec la chrétienté ou la naissance du capitalisme colonial au XVe siècle, prend au moins deux siècles. Peut-être que cette transition actuelle prendra moins de temps à cause de l’accélération technologique. Mais vu qu’elle est plus rapide, la dysphoria est encore plus grande. La dissonance entre le fait de mener des vies étrangères aux catégories de la modernité et le fait que ces vies n’ont pas de sens, cela produit un grand mal-être.
“Ce que j’aimerais, c’est politiser la psychanalyse, la rendre à nouveau expérimentale, proche de l’expérience artistique” Paul B. Preciado
Pourquoi la psychanalyse est-elle une cible aussi centrale dans votre travail ?
Je suis en train d’écrire un autre livre sur le sujet, Œdipe trans, qui est une réponse aux réactions des psy à la suite de mon précédent livre, Je suis un monstre qui vous parle. Je suis sans cesse sollicité aujourd’hui par des personnes en détresse, auxquelles je propose une clinique philosophique, une clinique épistémique. Ce que je leur dis, c’est de changer la manière de regarder ce qui leur arrive. C’est la seule chose que je peux leur proposer, au-delà de la gestion de leur douleur. Je n’ai pas peur de la psychanalyse, je la traverse, mais je ne veux pas me faire avoir par ses catégories. Le piège, c’est la psychologisation d’une dysphorie qui est politique. Ce que j’aimerais, c’est politiser la psychanalyse, la rendre à nouveau expérimentale, proche de l’expérience artistique, la ramener vers une critique institutionnelle forte. Parfois, j’ai l’impression que certains psychanalystes ont peur de me voir ouvrir une école psychanalytique parallèle, mais je veux les rassurer : ce n’est pas mon intention.
Preciado est-il un nouveau Freud ?
Non, mais je ressens le besoin d’une nouvelle clinique épistémique ; je le vois en discutant avec les parents d’enfants trans, violentés à l’école, déscolarisés. Des parents désemparés. Et si on regardait les choses autrement ? Cela a des effets incroyables de se poser la question ; on se met ensemble, on parle, on voit des enfants, les familles déplacent leur regard. C’est une révolution des affects et de la parole à l’échelle micropolitique.
Devenez-vous une sorte de thérapeute ?
Un thérapeute épistémique, oui. Changer la manière de parler des choses, de les nommer, cela soigne. Freud aurait pu le dire, mais le langage de Freud ne marche plus, je suis désolé de le dire. Je vois la société dans son ensemble comme une énorme clinique, où plus rien ne marche, où tout est en mutation, en transition. Nous sommes tous en dysphorie ; qu’allons-nous faire ? Les ressources artistiques sont primordiales, je crois.
Pourquoi l’art ?
L’art dans le sens d’un projet expérimental ; expérimenter ensemble, trouver un nouveau langage, de nouvelles formes de représentation. Pour mon film, tous mes acteurs, parents et enfants, lisaient le roman de Virginia Woolf, Orlando, que j’adapte. Les personnes trans et non binaires parlent avec le langage de Woolf, qui écrit la transition d’Orlando. C’était fantastique, cela devenait un langage très politique et poétique, très différent du langage habituel de la victimisation identitaire. L’imagination au pouvoir, cela pourrait être un slogan à réactiver. Les relations amoureuses ne fonctionnent plus, la famille ne fonctionne plus, plus rien ne fonctionne. C’est la Dysphoria Mundi. Avouons-nous collectivement que c’est une grande opportunité pour tout changer. Il ne faut plus être dans la réparation, la résilience, le petit compost chez soi ; non, on n’en est plus là. Ce que j’espère, c’est une grande révolution, non sur un mode communiste, mais une révolution épistémique : prendre le risque de se nommer à soi-même autrement.
“On fait des choses qu’on ne sait plus expliquer, car il manque le langage pour décrire ce qui se passe” Paul B. Preciado
On croise aussi dans le livre de nombreuses références à Glissant, Graeber, Haraway, Negri… Comment vous aident-ils à penser cette révolution en devenir ?
Je suis en conversation avec tous ces auteurs dans le monde, qui sont mes maîtres. Tous ces maîtres sont devenus mes amis ; ils m’ont porté. Nous traversons un moment d’une telle complexité qu’on se demande sans cesse entre nous : mais qu’est-ce qui nous arrive ? Dans les années 1970, le mouvement politique était globalement en avance sur ce que la philosophie pensait ; après, il ne s’est pas passé grand-chose dans l’académisme philosophique. À nouveau, nous, les philosophes, courons au galop derrière la réalité. C’est ce que je sens. Certes, certains ne courent pas du tout. Avec Donna Haraway, on discute de notre étonnement devant la réalité. On ne comprend plus rien. Son Cyborg Manifesto, qui fut un choc pour moi à l’adolescence, cela n’est pas grand-chose par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui. Aujourd’hui, un philosophe ne peut plus penser sans un dialogue avec les anthropologues, avec la physique, avec la biochimie… Toutes ces disciplines sont en train d’exploser en même temps. Ce qui se passe dans la physique quantique ou en électro-magnétique, c’est fou ; on fait des choses qu’on ne sait plus expliquer, car il manque le langage pour décrire ce qui se passe. Nous avons tous des dispositifs techniques qu’on ne comprend pas.
Cette résistance est sans cesse prise dans une tension, qui traverse tout le livre, entre un régime qui tient encore et les brèches qui le fragilisent. Pensez-vous que cette révolution des corps et des désirs puisse aller jusqu’à un renversement politique ?
La transition est en train d’avoir lieu ; je ne la pense pas comme quelque chose qui viendra après. Si elle est en train de se faire, la question est de savoir où on se situe par rapport à ça. Si notre fonction désirante est capturée par le capitalisme ou est capable de se soustraire en partie. Je ne dis pas qu’on peut se soustraire totalement ; on est impliqué dans les lieux mêmes contre lesquels on lutte, c’est inévitable. L’enjeu, c’est d’être capable de soustraire une partie de ma fonction désirante à cette capture. Comment je la mets en relation avec d’autres fonctions désirantes, mais pas en totalité. Je n’ai pas de fantasme de pureté ou de révolution unique qui transformerait le pouvoir d’un seul geste. Nous, les dysphoriques du monde, comme les zapatistes, nous avons quelques idées de ce qu’il faut faire ; on a expérimenté, car n’ayant pas accès aux technologies de la norme, on a pu inventer quelque chose. Il y a des lieux d’expérimentation qui peuvent éclairer le monde. Les collectifs les plus confrontés aux techniques nécropolitiques ont dû imaginer leur propre survie. Ce sont ces dysphoriques qui peuvent nous éclairer.
« Parfois, je suis épuisé par ma propre position excentrique », écrivez-vous. Que voulez-vous dire ?
Cette excentricité traduit ma difficulté à m’inscrire dans les politiques d’identité. C’est un acharnement chez moi, un nomadisme politique, une fonction désirante ingouvernable. J’aurais pu faire ma vie dans le mouvement féministe, mais je ne pouvais pas. J’ai été diagnostiqué autiste dans mon enfance, vers l’âge de 8 ans, ce qui a été un événement sidérant pour moi. Du coup, j’ai fait ma scolarité dans un établissement pour autistes, jusqu’à l’âge de 16 ans, avant d’arriver à l’Université, où j’ai suivi des études de médecine, de philosophie et de mathématiques. J’ai grandi avec huit personnes dites inadaptées. La vérité, c’est que j’étais malheureux lorsque j’étais une fille à l’école de bonnes sœurs avant d’être diagnostiqué autiste. J’ai été étrangement sauvé par cette école pour autistes, par le fait de partager un espace avec des personnes qui parlaient autrement, qui décidaient de façon autonome ce qu’elles voulaient faire chaque jour. Les psychologues de l’école étaient bienveillants. J’ai été heureux dans ce lieu vu comme un espace de monstres, de freaks. C’est ma vie. J’ai grandi dans cela, j’ai appris à traverser beaucoup de choses. C’est aussi pourquoi je rêve de cette alliance transversale de corps en survie contre la norme, car je l’ai vécue.
Dysphoria mundi, le nouveau livre de Paul B. Preciado, est disponible aux éditions Grasset (590 p., 25 €).